Shakespeare, source de liberté poétique et théâtrale

Qu’il s’agisse d’adaptations, d’interprétations scéniques, de réécritures ou de variations, l’oeuvre de Shakespeare demeure, plus de quatre siècles après sa création, une source d’inspiration génératrice d’une liberté poétique et théâtrale sans limite.

Partout montée et commentée, l’oeuvre reste, à l’instar de son auteur, empreinte d’une grande part de mystère qui contribue sans doute aussi à son inextinguible attrait.

Shakespeare ne nous a en effet laissé aucun écrit théorique en héritage – pas une ligne de note, pas une préface qui démêlerait l’écheveau de ses intentions dramaturgiques – mais ses pièces font l’objet d’une somme immense d’études et d’exégèses. On pourrait avancer que l’absence de théorisation de son théâtre tient aux us de son temps, mais il n’en est rien. Quand son contemporain Ben Jonson compile une série de notes et de réflexions sur le théâtre intitulée Discoveries Made upon Men and Matter, Shakespeare, lui, se tait. Si ce silence premier – auquel s’ajoutent quelques brèves indications scéniques rapportées dans les premières éditions imprimées de ses pièces (enter ou exit pour la grande majorité) – favorise la liberté d’interprétation et de relecture des metteurs en scène et des poètes qui s’en emparent, il faut également chercher plus avant, dans l’essence de son écriture et de sa théâtralité, ce qui appelle ces élans créateurs.

« Une des propriétés – sans doute la plus forte – du chef-d’oeuvre est d’engendrer une infinité d’interprétations » déclare André Green à propos de La Tempête, qu’il qualifie d’oeuvre « intotalisable » et « rebelle à toute insularisation ». Cette pièce, qui passe pour être la dernière composée par Shakespeare, échappe, comme Le Conte d’hiver et Périclès, à toute classification dramaturgique. On l’a ainsi rangée successivement, voire simultanément, parmi les romances, les allégories, les comédies, les pastorales ou encore les miracles chrétiens… « Mystérieuse et miraculeusement transparente », conclut Peter Brook à la fin de sa note d’intention lors de sa mise en scène en 1991 au Théâtre des Bouffes du Nord.

On peut la lire comme une pièce politique qui interroge les mécaniques du pouvoir ou bien comme un drame plus intime structuré par les rapports père/enfant.

Mais cette oeuvre testamentaire, qui résonne comme un adieu à la scène, est aussi une réflexion sur la place du poète dans la société. Tout comme le mage Prospero qui renonce à la magie pour rejoindre le monde des vivants, Shakespeare, après celle-ci, ne signera plus d’autres pièces et se retirera dans la ville de son enfance, Stratford-sur-Avon. Comme le dit Henry James, dans son introduction à l’édition de 1907 : « La Tempête nous paraît être, avec toute sa complexité et toute sa perfection, le plus rare des exemples de l’art littéraire dans son ensemble. »

[…] L’artiste semble s’avancer plus que d’ordinaire pour venir à nous, et, par conséquent, en le rencontrant, lui, et en le touchant, nous avons l’impression d’être encore plus près de rencontrer et de toucher l’homme

Henry James

C’est ainsi que l’on découvre une oeuvre changeante et insaisissable, dont chaque fil de sens pourrait presque être tiré à l’envi par le metteur en scène sans dénaturer l’intention originelle de l’auteur, vouée à rester énigmatique. « L’étoffe des rêves »… La métaphore de Prospero au sujet de l’essence de la vie humaine convient parfaitement à la qualifier. Et si elle use peu de cette figure de rhétorique dans le corps des dialogues, c’est bien parce qu’elle est, tout entière, métaphore. Giorgio Strehler, qui s’attela par deux fois à La Tempête, en 1948 puis en 1978, propose, pour sa deuxième mise en scène reprise à l’Odéon en 1983, une lecture qui sublime avec naïveté les artifices du théâtre pour révéler l’étendue du merveilleux et du symbolique. Pour lui, Ariel est un triste Pierrot suspendu à un fil qui, s’il lui permet de s’envoler gracieusement vers les nues, le relie fermement à Prospero qui le maintient ainsi en esclavage. Peter Brook aura au contraire à cœur de montrer que « le thème essentiel n’est pas l’illusion théâtrale, n’est pas la scène, mais la vie ; les illusions de la vie explorées, avec les touches les plus légères, à travers une vision pleine de compassion de la comédie humaine et tout un réseau de charades et de jeux ».

Mais traverser La Tempête, pour reprendre l’image de Jean-Claude Carrière, n’est pas seulement voyager dans un genre théâtral protéiforme et indéterminé, c’est aussi plonger dans un imaginaire aux références artistiques hétéroclites et aux sources littéraires multiples.

Selon Jan Kott, Prospero rappelle la figure de Léonard de Vinci, et Caliban, dans sa description monstrueuse, paraît tout droit sorti du Jardin des délices de Jérôme Bosch. La narration, elle, semble construite tant sur des éclats de mythologie grecque et de croyances médiévales, sur des œuvres éparses d’Ovide, de Machiavel et de Montaigne, que sur la transcendance d’un fait divers – inscrit dans la réalité contemporaine de Shakespeare : le naufrage du Sea Venture, dont l’écho populaire fut retentissant. En 1609, ce navire amiral de la flotte anglaise partit vers les premières colonies du territoire américain. À la suite d’une tempête il fut séparé des bateaux qui l’accompagnaient et sombra au large d’une petite île des Bermudes où les marins passèrent dix mois avant de pouvoir rejoindre la Virginie sur des embarcations de fortune. Henry James parle à ce sujet de « contes de bonne femme » (on appréciera l’expression malheureuse) dont le génie de Shakespeare fait jaillir la splendeur.

Et que dire des variétés de langage, de ces sautes de registre dont le dramaturge a le secret pour s’adresser simultanément à toutes les strates de la société qui constituent le public du Globe à l’aube du XVIIe siècle ?

Ses personnages venant d’univers extrêmement différents, aristocrates ou populaires, la différenciation des niveaux de langue balaye tout le spectre social et montre toute la complexité des personnages et leur subtile maîtrise du langage.

Lorsque Caliban s’adresse à Trinculo et Stephano, les matelots ivrognes, il privilégie souvent la prose. Mais, malgré son apparente vulgarité, il sait très bien s’exprimer en vers puisque c’est Prospero qui lui a appris à parler, même s’il use de cette langue pour maudire « You taught me language ; and my profit on’t / Is, I know how to curse. The red plague rid you / For learning me your language. » Dans sa dernière confrontation avec Prospero, il retrouve la langue qu’il lui a enseignée pour annoncer son chemin de rédemption « I will be wise hereafter, / And seek for grace. » Le conflit entre le monde idéel d’Ariel et le monde charnel de Caliban se constitue lui aussi dans les mots, ceux avec lesquels Shakespeare aimait passionnément jouer, simples ou savants, inventés parfois, métaphoriques souvent, toujours chargés de sens pour le coeur ou l’esprit de ceux qu’ils touchent.

Répertoire inclassable, sources hétérogènes et langue enrichie par l’abrogation des frontières littéraires et sociales, chaque pièce de Shakespeare porte en elle un univers qui permet à celui qui l’approche de puiser, transformer, réinventer une matière dramatique sans cesse renouvelée.

Peut-être La Tempête est-elle la pièce la plus représentative de cette fécondité du théâtre et de cette liberté qui s’incarne dans les derniers mots de Prospero, « set me free ».

Anaïs Jolly,
professeure référente de l’Académie de Créteil à la Comédie-Française

Article publié le 24 novembre 2017
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